Georges Sebbag
LE GÉNIE DU TROUPEAU
“Sans doute, sous d’autres cieux, à Tahiti ou en une paisible Arcadie, paissait le troupeau humain, conduit par quelque pasteur divin. On peut en rêver, tout en lisant ‘Le Politique’ de Platon ou ‘Les Immémoriaux’ de Victor Segalen. Ou plus exactement, nul besoin de rêver. Nous y sommes de plain-pied. L’ancien mythe se réactualise sous nos yeux. D’abord, la démocratie, en égalisant les droits des hommes, réalise la condition du troupeau. Ensuite, le capitalisme mondial, en alimentant six milliards de bouches, subvient aux besoins des populations. Sans compter l’humanitaire sanitaire, qui veille sur les plaies et les bosses. Enfin, et c’est là le vrai miracle, le bonheur de la multitude est assuré puisque les individus du grand nombre sont tous sans exception des génies.”
DE L'INDIFFÉRENCE
Indifférent comme un ready-made. Indifférent comme un silo en rase campagne. Indifférent comme un archipel de gratte-ciel nimbés de vide de la tête aux pieds. Indifférent comme le sourire impénétrable du nouveau-né. Indifférent comme le désir blanc de La Mariée mise à nu dans le Grand Verre de Marcel Duchamp. Indifférent comme un film protecteur entourant les aliments. Indifférent comme le recouvrement étale d’une inondation. Indifférent comme la peinture métaphysique de Giorgio De Chirico scénographiant une statue, deux mannequins, une place aérée, des arcades désertes, des bâtiments vidés de leur substance. Indifférent comme le point de vue adopté depuis Sirius. Indifférent comme l’air conditionné et l’escalator, comme l’espace-foutoir du foutu espace de la ville générique décrite et aménagée par Rem Koolhaas. Indifférent comme un champ de ruines. Indifférent comme le cinéma muet cultivant l’attente. Indifférent comme un jardin zen. Indifférent comme une plaza vide de monde laissant voir les édifices alentour. Indifférent comme le sentiment d’absence de sentiment. Indifférent comme Buster Keaton chahuté par une tornade dans La Maison démontable. Indifférent comme le désert laminé par le vent. Indifférent comme une friche industrielle. Indifférent comme un terrain vague livré aux jeux d’enfants. Indifférent comme la photo en noir et blanc déclinant les nuances du gris. Indifférent comme les machines rouillées et les bâtiments fatigués des banlieues. Indifférent comme les gouttelettes sur une vitre voilant et déformant la perception.
LE GÂTISME VOLONTAIRE
Comment notre société, qui n’a jamais été autant scolarisée, peut-elle paraître aussi bête? Pourquoi l’étalage de la souffrance et de la compassion est-il devenu le principal motif d’exaltation et de surenchère dans la vie politique, sociale ou culturelle? Pourquoi le grand nombre s’est-il mis au diapason des médias qui pontifient et des élites qui radotent? Comment a-t-on converti tant de propos à la monnaie unique de l’’éthique? Pourquoi est-on désarmé face à une incivilité grandissante qui bafoue l’esprit public? Pourquoi, en dépit du désarroi ambiant et du désastre qui s’annonce, la société dans son ensemble, persistant dans son délire, revendique-t-elle en quelque sorte le droit de prospérer tout en attentant à ses propres jours?
Georges Sebbag répond à ces questions alarmantes en les rapportant à deux réalités étroitement liées et passées jusque-là inaperçues — le chambardement démographique des âges et le naufrage du sens commun.