La lettre au carré
La lettre au carré
Trames, tables, échiquiers… S’intéresser à la poésie à la lettre, c’est rencontrer, du IVe siècle jusqu’à nos jours, un ensemble de carrés de signes pour le moins spectaculaires. Éloges de l’empereur, rêves sur la croix, nomenclatures fantasmées… Comme si cette mise au carré de l’écriture laissait percer un idéal : l’avènement d’un ordre, réunissant en une forme parfaite, éternelle, le poème et son inscription graphique.
À l’épreuve, la perfection en tous sens du carré favorise pourtant une étrange propension : à élargir les directions de lecture, d’écriture. On connaît assez les carrés magiques dont les chiffres s’additionnent de toutes les manières. Le carré de lettres, de ce point de vue, peut aussi bien se situer à l’aboutissement d’un affolement du sens et d’une poésie des mots, des signes se recomposant sans cesse. Le carré ? Et pourtant il tourne.
Car il s’agit bien de retrouver les grandes figures régulatrices de la cosmologie, des calendriers ; mais pour les relire, les redistribuer ou plutôt : les remettre en mouvement et en jeu. La poésie, si elle jette sur la feuille de merveilleuses constellations habitables, n’a de cesse de rendre au ciel étoilé ses infinies possibilités de lecture. Peut-être aussi parce qu’elle commence dans la mise en demeure du médium même dans lequel elle est engagée. Qu’elle interroge fondamentalement la découpe des mots, et par la même occasion, du monde, la suspend un instant, lui fait perdre toute évidence.
De Trithème à Tristan Tzara, de Maurice Scève à Jacques Roubaud, de Du Monin à Ghérasim Luca, de Raban Maur à Michèle Métail, courent ainsi des fils qui, de siècles en siècles, dessinent une véritable continuité. Lire ces auteurs, les confronter avec les philosophes, les kabbalistes ou les linguistes de leurs temps, c’est retrouver le temps long de la poésie comme un de ses horizons inexpugnables : le rêve d’une langue qui bougerait si vite, si constamment, qu’elle continuerait à parler mais sans figer la moindre découpe. Une langue infiniment labile, en perpétuelle restructuration ; un rêve de langue, peut-être, au revers de ce que fait toute langue – mais à même de nous rendre à la relance indéfinie du partage du monde.